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La première chose qu’il vit lorsque ses paupières s’ouvrirent fut du rouge, beaucoup de rouge. Puis, ses yeux firent le point sur une fourrure rousse qui vint lui chatouiller le nez à intervalles réguliers. Il avait mal à la tête, un goût amer stagnait dans sa bouche et un poids écrasait sa poitrine. Après quelques secondes suspendues, il scruta le reste de cette pièce inconnue. Encombrée par de nombreux bibelots et livres, une grosse bibliothèque en bois sombre la surplombait. Une lampe sur pied à l’abat-jour bariolé était posée à côté d’un gros fauteuil de cuir garni de plusieurs coussins en crochet. La couverture jetée sur l’accoudoir ainsi que la marque indélébile d’un fessier suggéraient que c’était sans doute le siège le plus populaire de ce salon. L’un des murs couleur coquelicot était couvert de photographies aux couleurs ternies où des hommes et des femmes en pantalons à pattes d’éléphant et aux grosses lunettes souriaient de toutes leurs dents. A côté de ces figures sympathiques, les gros yeux d’une tête de sanglier firent sursauter Gio. Ce mouvement brusque fit sauter le chat qui sommeillait tranquillement sur son torse et qui courut se cacher en-dessous du cabinet de la télévision. Aussi surpris que le chat, Gio se redressa mais dû se rallonger aussitôt. Un mal inconnu, qui mêlait nausée et extrême fatigue, le prit. Où se trouvait-il ?

Il sourit en se remémorant la soirée de la veille. Silvia était vraiment le portrait craché d’Ada. Elle était originaire de Milan. Peut-être qu’Ada était une de ses aïeules et qu’elle ne le savait pas ? Il pourrait amener Silvia à sa tombe, et, qui sait, lui faire découvrir un pan inconnu de son histoire ! Cette idée l’enchanta et il parvint enfin à s’assoir. Il remarqua alors un petit papier blanc avec son prénom soigneusement inscrit posé sur la table basse :

« Je n’ai pas voulu te réveiller lorsque je suis partie à la station. Il y a du pain et du pâté de foie dans le frigo si tu as faim et une serviette dans la salle de bain. N’oublie pas que tu commences à 14 heures ! 

Elisa »

Gio rougit en lisant ces mots. La lumière blanche et blafarde des néons de la rame était la dernière image qu’il gardait en tête. Puis c’était un puits sans fond et le rouge du salon d’Elisa en se réveillant. Se pourrait-il que…? Elisa et lui ?! Non, impossible. Il jeta un coup d’oeil à sa montre qui indiquait treize heures vingt-cinq. Ni une ni deux il se leva, tituba un instant, puis partit à la recherche de la sortie. Il accéda au couloir de l’appartement où la présence d’autres trophées de chasse le dépêcha à la porte. Une fois sur le palier, il dévala les escaliers quatre à quatre. Cet effort ne manqua pas de lui donner mal au coeur.

Dans la rue, l’éclat violent de l’après-midi entamée l’éblouit. Il demanda son chemin à une vieille dame promenant une créature mi-chienne mi-serpillère qui le jaugea en plissant le front. Une fois dans la ligne une du métro, il s’assit sur le premier siège venu. Une petite fille rousse au nez retroussé fixa l’individu livide et moite avachi en face d’elle. Gio ne la remarqua pas ; il profitait de ces dernières minutes de silence avant l’ouragan de paroles qui l’attendait à Garibaldi. Malgré la sécheresse de sa bouche, la lourdeur de son estomac, il rêvassait, le regard perdu dans le paysage abyssale des sous-terrains urbains. La voix féminine du métro annonçant la station Loreto l’arracha de sa léthargie et il bondit de la rame juste avant que les portes ne se referment. Quelques minutes plus tard, après un changement et un bref voyage passé à tanguer, le corps collé à d’autres corps, les doigts glissant sur une barre visqueuse, le supplice prit fin. Le visage blême d’Elisa faillit lui donner un haut-le-coeur.

« – Ca va ? On dirait que tu as vu un fantôme, lui demanda Gio.

– Exactement ! Tu t’es vu ? Tu n’as pas pris de douche, tes vêtements sont tout plissés…, elle fut interrompue par un interminable gargouillement, puis reprenant, Et tu n’as même pas mangé !

– Je me suis réveillé très tard. Ca ne m’était jamais arrivé auparavant. Je ne comprends pas…

– Non mais vous entendez ça ? Donnez-leur un peu d’alcool et voilà ce qu’il advient ! »

D’abord, Gio ne saisit pas la remarque enflammée d’Elisa. Puis, les deux Camparis lui revinrent en mémoire. C’était donc ça… A part un verre de vin ou de bière de temps en temps, Gio buvait rarement de l’alcool.

« – Comme tu parvenais à peine à marcher, j’ai cru bon de t’amener chez moi car je ne sais pas où tu habites… »

Gio se confondit en excuses qu’Elisa ne mit pas longtemps à accepter : ses accès de colère étaient toujours éphémères.

« – Écoute, ne t’inquiète pas, ça arrive à tout le monde. Installe-toi, tu ne peux pas rester comme ça le ventre vide… Je vais te chercher un panino avant de partir… » Elle était sur le point de sortir du local quand elle aperçut Alessandro qui se dirigeait vers le guichet. Il les salua avec empressement puis s’accouda au comptoir comme à l’accoutumée.

« – Bha mon vieux !, s’exclama-t-il en regardant Gio, Les Camparis ne sont pas bien passés ?

Et, comme pour empêcher les yeux d’Elisa de devenir plus noirs que noirs, il enchaîna :

– Vous vous êtes bien entendus avec Silvia hier j’ai l’impression… »

Gio hocha du chef, les yeux fixés à l’écran de son ordinateur. Alessandro, habitué à interpréter les différents mouvements de tête de son voisin de station, piocha un petit papier de sa poche sur lequel était griffonné un numéro de téléphone. Lorsque Gio leva enfin ses yeux vers lui, il lui tendit avec un clin d’oeil maladroit.

« – Appelle-la, conseilla-t-il. Puis s’adressant à Elisa, – Ca va toi ? »

Elisa répondit avec emphase qu’elle allait extrêmement bien. Elle tâcha bien d’exagérer en insistant sur le superlatif. Plutôt déconcerté, et ayant aperçu un client affamé en train d’attendre devant son échoppe, Alessandro repartit travailler. Gio resta un long moment à contempler le petit papier. Il fut tiré de ses pensées par la voix d’Elisa :

– Moi qui croyais que c’était sa nouvelle copine… Il me fait décidément tourner en bourrique !

– Je crois qu’il désirait te rendre jalouse, – s’aventura Gio.

– Sans doute. »

L’air songeur, Elisa prit son sac, claqua la bise à son collègue et disparut non sans laisser une effluve de parfum derrière elle. Quand un passager vint poser une question à Gio, la première réponse qu’il reçut fut le grondement du ventre de son interlocuteur.