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VI

Partie 2

Quand le verre fut posé devant lui, Gio regarda le liquide rouge aux reflets orangés avec perplexité. Alessandro lui avait commandé un Campari en s’étonnant très fort : « – Quoi ?! Tu as vécu toute ta vie à Milan et n’en as jamais bu un ?! ». Cette remarque et les regards amusés des sept autres jeunes comédiens donnèrent aux joues de Gio la même couleur que celle de l’alcool en question. De l’autre côté de la table, Elisa le vit s’embraser avec pitié. Elle aurait voulu lancer des piques à Alessandro mais n’osa dire un mot en présence de la troupe. Son collègue, qui ne connaissait ni cette boisson milanaise ni la rancune, avait déjà oublié ce moment embarrassant. Il faisait tournoyer ses glaçons avec l’agitateur vert fluo en écoutant d’une oreille le groupe d’amis discuter joyeusement. Même Elisa semblait apprécier la conversation. Il était sur le point de se noyer dans son propre verre lorsqu’il entendit :
« – Désolée du retard, j’ai été retenue par un coup de fil… », s’excusa Silvia en faisant des moulinettes avec ses mains, comme pour se protéger d’éventuelles questions indiscrètes. Elle était debout derrière Gio qui n’avait pas eu besoin de la voir pour reconnaître sa voix sur le champ. Il profita que tous les regards soient dardés sur elle pour attirer l’attention d’Elisa. Les yeux écarquillés, il articulait ces mots en silence, en exagérant chaque syllabe : « c’est elle ». Elisa finit par le remarquer, et remua la tête, interloquée. Les yeux de Gio auraient pu sortir de leurs orbites si Silvia ne l’avait pas interrompu en lui tapotant l’épaule :
« – Je peux m’assoir ?, lui demanda-t-elle en désignant la seule chaise libre à côté de lui. Écarlate et incapable de répondre, Gio hocha la tête en guise d’affirmation. Il se demanda si ses lèvres collées étaient le fruit de l’alcool qu’il ne buvait jamais. Une fois assise, l’inconnue du métro commanda un verre de vin rouge de Lombardie et alluma une cigarette longue et fine. « Elle a vraiment l’allure d’une actrice », pensa Gio, et, tandis qu’il se faisait cette remarque, la fumée vint chatouiller ses narines. Il ne put empêcher un éternuement assourdissant. Ce bruit inattendu fit éclater de rire sa voisine de table. Après qu’ils se furent excusés, l’une pour la fumée, l’autre pour le choc sonore, Gio eut l’audace de lui demander son prénom.

« Silvia »

Une foule de questions se bousculèrent dans sa bouche. Pour la première fois de sa vie, il alignait phrases après phrases, non sans retenue, certes, mais quel changement ! Elisa, qui semblait enfin s’être détendue, le surveillait du coin de l’oeil, stupéfaite de le voir si loquace. Silvia riait souvent et semblait vraiment apprécier la compagnie de ce petit homme sans âge aux yeux olive. Il lui racontait son boulot au guichet de la station Garibaldi, lui décrivait la faune de passagers qui s’y succédait avec une multitude de détails croustillants.

« Vous devriez écrire un livre ! », s’exclama Silvia, enthousiaste. Gio rougit pour la troisième fois de la soirée et se surprit à commander un deuxième Campari. De son côté, Silvia lui fit part de sa passion pour le théâtre et notamment pour le dramaturge naturalisé autrichien, Bertolt Brecht. Gio n’avait jamais entendu parler de cet auteur, et, mis à part la Comedia dell’arte, ne connaissait rien au théâtre. Silvia était milanaise comme Gio, et avait toujours vécu là. Quand elle lui dit son âge, dix-huit ans, Gio sentit l’amertume du Campari lui brûler la gorge : « le même âge qu’Ada à sa mort… ». Il commençait à se faire tard, et la tête lui tournait. Elisa, toujours aux aguets, lui proposa de rentrer avec elle. Il accepta, salua Silvia la mort dans l’âme, puis Alessandro en n’oubliant pas de le féliciter et rejoint sa collègue.

Lorsqu’ils commencèrent à marcher, il eut l’impression que son coeur était au bord de sa bouche, prêt à chuter sur le sol qui lui sembla tout à coup très loin, comme si ses pieds ne le touchaient plus. Les murs anciens du quartier Brera tourbillonnaient et la rue pavée le fit trébucher plusieurs fois. Elisa lui donna le bras et le guida jusqu’à la station de métro Lanza.