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Le matin du deuxième jour, nous nous réveillons tôt et en sueur. L’air conditionné à l’aspect préhistorique a dû cesser dans la nuit puisque nous n’entendons plus de grondement. Au contraire, tout est calme. La veille, j’ai reçu un choc électrique à minuit, avec l’une de ces douches dont l’existence demeure inexplicable ou le fruit d’un inventeur psychopathe. Plus tard, nous réaliserons que les douches électriques prospèrent dans beaucoup de ces endroits au climat tropical. On questionnera souvent leur intérêt, l’eau restant éternellement tiède, voire froide.

Nous quittons l’hôtel encore endormi en quête d’un petit déjeuner. Il n’est pas si tôt mais seul un des trois restaurants de la place est ouvert. Une fois installés, une jeune fille sort de la pénombre de la cuisine pour prendre notre commande. Elle revient plus tard avec nos oeufs simultanément brouillés et au plat. Nous mangeons avec appétit en buvant notre café instantané, symbole de l’injuste mondialisation. Pendant que les Européens profitent des meilleurs grains, les Sud Américains boivent un liquide fade. Lorsque la jeune serveuse revient chercher nos assiettes, nous lui demandons quel est l’horaire des bus vers San Ignacio de Velasco. Comme elle ne s’aventure jamais par là-bas, elle part poser la même question à son père. Ce dernier arrive sur la terrasse en essuyant ses mains graisseuses sur son tablier tâché. Sa carrure imposante contraste avec la taille menue de sa fille. Sympathique, il se lance dans des explications à rallonge, citant au moins dix compagnies de bus et, se grattant la tête, laisse un épis dans sa chevelure noire. Il conclue en nous conseillant de prendre un moto taxi jusqu’à la gare routière, qu’il se charge d’appeler. Une minute plus tard, un jeune premier à la veste en similicuir débarque en un vrombissement tonitruant. Avec à peine le temps de discuter, tu sautes à l’arrière pendant que je reste à siroter mon café en compagnie de nos sacs à dos. La jeune fille, assise au bord de l’une des tables d’à côté, profite de ton absence pour entamer une discussion avec moi. Nigella n’a que quatorze ans mais en paraît déjà dix-sept, voudrait bien une moto et n’a pas encore d’enfant bien que la plupart de ses copines soient déjà mamans. Je lui explique que moi non plus, je ne suis pas encore maman. Malgré sa surprise, cette absence nous rapproche. Le temps à beau être lent, la vie va vite ici. Mère à quinze ans, grand-mère quinze ans plus tard… Peu de temps à soi pendant que les garçons ont leurs motos, leurs blousons et un soupçon de vent de liberté dans leurs cheveux. Mais y a-t-il autre chose à faire ici ? Enfanter permet peut-être de se débarrasser du temps, à ce qu’il cesse de se coller à chaque pore de leur peau.

Pendant que je discute, tu arrives à la gare routière à l’autre bout du village. Tu questionnes chaque guichet l’un après l’autre et c’est à chaque fois le même mouvement de tête de gauche à droite. Pas de bus ? Mais c’est impossible ! Sommes-nous coincés ici ? Est-ce la frontière de la langue ? Peut-être n’ont-ils tout simplement pas compris ! Force est de constater que nous sommes destinés à rester plus longtemps, nous trouvons une autre chambre d’hôtel dont l’odeur âcre d’humidité s’immisce aussitôt dans nos narines. Une petite fenêtre donne sur la cour intérieure d’où provient le cliquetis des couverts d’une famille attablée. Il est déjà l’heure du déjeuner. Par fidélité, nous revenons au restaurant du père de Nigella. Après moins d’une journée ici, la petite ville semble nous enfermer dans une routine à l’odeur d’éternité. Le menu du jour consiste en une Milanese très grasse, du riz sec, quelques grosses frites molles et de la salade flétrie. Le patron vient nous faire la causette en nous demandant des nouvelles du bus fantôme : “Peut-être qu’il viendra cette nuit…”

Plus tard, alors que nous attendons l’ouverture de l’église, un sinistre ricanement vient déchirer le silence de la place. Nous nous pensions presque seuls, notre unique compagnie étant une demi-douzaine de toucans aux yeux comme des billes indigo. L’arbre dans lequel ils sont perchés est décoré par leurs becs orange vif pareils à des cônes en plastique. Nous sommes en train de chercher des yeux l’auteur de ce rire glaçant lorsque nous entendons cette même voix s’écrier : “Pobre Lorenzo !”. La seule personne en vue est le patron du restaurant. Un extrait du film Psychose, quand Marion surprend une conversation animée entre Norman Bates et sa mère, me revient en mémoire. Mais ma psychose ne dure pas longtemps : une petite forme verte et touffue s’agite sur son épaule. Un perroquet, tout simplement…

Quand une femme minuscule vient ouvrir la porte monumentale de l’église, nous laissons derrière nous la chaleur pour nous engouffrer dans la nef. Il y fait sombre et plus frais. Les balbutiements d’une musique mal assurée proviennent d’une fenêtre ouverte sur l’intérieur. Son intonation baroque contraste avec le chant aigu des toucans au dehors. Réunis autour d’un professeur, quelques jeunes adolescents, descendants des indiens Chiquitanos, ont la tête penchée vers leurs violons et violoncelles. Le froncement des sourcils, la tâche rose foncée de la pointe d’une langue, la crispation des doigts sur le manche d’un instrument traduisent leur concentration. Nous cessons de les épier sur la pointe des pieds pour déambuler dans le jardin du complexe ecclésial où des chats se prélassent tranquillement, loin de la rue canine. De là, nous pénétrons dans une suite de salles aux murs décorés de fresques dont le style enfantin détonne avec le sujet colonial. Les personnages en uniforme militaire espagnol s’y succèdent, interrompus de temps en temps par d’autres figures indiennes à moitié effacées.

Ce soir-là, le bus n’arrive pas. Nous mangeons un délicieux pique macho avec ses frites qui trempent dans le jus de viande et de tomates. Une étrange parade composée de créatures masquées de toutes tailles suspend la dégustation de notre glace à l’arôme artificiel. Elles avancent en bondissant mais sans bruit ; cauchemar joyeux, vision grotesque, instant nocturne irréel qui hantera le reste de notre périple.

 

The morning of the second day, we wake up early and sweaty. The prehistorical looking air conditioning must have stopped during the night as we can’t hear its rumble anymore. On the contrary, everything is quiet. The night before, I got an electric shock at midnight, with one of those showers whose existence remains inexplicable or the fruit of a psychopathic inventor. Later, we will realize that electric showers thrive in many of these tropical climate places. Their point will often be questioned, the water remaining eternally luke warm or even cold.

We leave the sound asleep hotel in search of a breakfast. It is not so early but only one of the three restaurants on the square is open. Once seated, a young girl comes out from the dark kitchen to take our order. She comes back later with our simultaneously scrambled and fried eggs. We eat with appetite while drinking our instant coffee, symbol of the unfair globalization. While Europeans enjoy the best grains, South Americans drink a bland liquid. When the young waitress returns to get our plates, we ask her what is the bus schedule to San  Ignacio de Velasco. As she has never ventured out there, she leaves to ask her father the same question. The latter arrives on the terrace wiping his greasy hands on his stained apron. His large built contrasts with his daughter’s slim waist. He friendly dives into never ending explanations, mentioning at least ten bus companies, and scratching his head, he leaves a stubborn cowlick in his black hair. He concludes by advising us to take a moto taxi to the bus station, which he will call for us. A minute later, a driver wearing a leatherette jacket and looking like a playboy arrives in a thunderous roar. With barely time to chat, you jump behind him while I stay, sipping my coffee and looking after our backpacks. The girl, sitting at the edge of one of the other tables, takes advantage of your absence to chat with me. Nigella is only fourteen but looks seventeen, would like a motorbike and does not have any children, even though most of her girlfriends are already moms. I explain to her that I am not a mom either. Despite her surprise, this absence brings us closer. Time might be slow but life goes fast here. Mother at fifteen, grandmother fifteen years later… Little time to oneself while boys have their motorcycles, jackets and a bit of freedom wind blowing in their hair. But is there anything else to do here? Childbirth may enable them to get rid of time, to stop it sticking to each pore of their skin.

Meanwhile, you have arrived at the bus station at the other end of the village. You ask each ticket office one after the other and it is each time the same head movement from left to right. No bus ? But it’s impossible ! Are we stuck here? Is there a language barrier? Perhaps they just didn’t understand! As it is clear that we are meant to stay longer, we find another hotel room whose pungent smell of dampness immediately penetrates our nostrils. A small window overlooks the inner courtyard from which comes the cutlery cattle of a family seated around their dinner table. It is lunchtime already. Faithful, we return to Nigella’s father’s restaurant. We have only spent less than a day here but the little town seems to lock us into a routine smelling like eternity. The menu of the day consists of a very greasy Milanese, dry rice, some big soft fries and wilted salad leaves. The boss comes to talk with us and ask some news about our ghost bus: “Maybe it will come tonight …”

Later, as we wait for the church to open, a grim sneer breaks the silence of the square. We thought that we were almost alone, our only company being half a dozen toucans with eyes like indigo marbles. The tree in which they are perched is decorated by their bright orange beaks which look like plastic cones. While we look for the author of this sinister laugh, we hear the same voice exclaiming: “Pobre Lorenzo!” The only person in sight is the boss of the restaurant. An excerpt from the movie Psycho, when Marion overhears a lively conversation between Norman Bates and his mother, comes to my mind. But my psychosis does not last long: a small green and bushy shape is jittering on his shoulder. A parrot, quite simply…

When a tiny woman comes to open the monumental door of the church, we leave behind the heat and funnel into the nave. It is dark and cooler. A stammering music comes from a window open on the inside. Its baroque intonation contrasts with the high-pitched song of the toucans outside. Gathered around a teacher, a few teenagers, descendants of the Chiquitanos Indians, have their heads leaning towards their violins and cellos. The eyebrows down in a frown, the dark pink stain of the tip of a tongue, the clenching of the fingers on the instrument’s neck reflect their concentration. We stop spying on tiptoe and walk out to the ecclesial complex’s garden where cats are basking quietly, far from the canine street. From there, we enter a series of rooms with frescoes whose childish style clashes with the colonial subject. The characters in Spanish military uniforms follow one another, interrupted from time to time by some half-erased Indian figures.

That night, the bus does not arrive. We eat our first and delicious pique macho with its fries soaking in a juice from the meat and tomatoes. A strange parade of all height masked creatures suspends our artificially flavored ice cream savouring. They move with leaps, without making any noise; a joyous nightmare, a grotesque vision, a nocturnal unreal moment that will haunt the rest of our journey.