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Un matin, nous avons pris le train. Un train tout ce qu’il y a de plus normal : orange, avec des sièges bleus, une télévision en bout de rangée qui montre en boucle des images du concert d’un chanteur aux cheveux teints apparemment connu.

Dehors, la température a chuté et la pluie bat son plein. En quittant la ville, les corps se rapprochent des rails pour apercevoir le train qui, bien qu’il soit quotidien, attire une foule de badauds. Des visages souriants, amusés, un peu hébétés. Quelques regards inquiets. Les mains se lèvent pour saluer ceux qui sont assis derrière la vitre, au sec. Notre traversée est parfois interrompue par les haltes du train. Des femmes et des hommes montent chargés de nombreux et lourds paquets aussi détrempés qu’eux-mêmes. Nous décidons de pimenter la monotonie du trajet en nous rendant au wagon-restaurant. Les mêmes images de ce chanteur à la chevelure noire corbeau défilent sur un autre petit écran. Une femme vêtue de l’uniforme de la compagnie nous sert le même plat qu’elle donne chaque jour à chaque passager désireux de se rassasier : un morceau de viande brunâtre à l’épaisseur d’une semelle usée accompagné de riz gris clair. Un autre employé vient s’accouder à son comptoir pour causer un peu. Elle répond automatiquement, les yeux perdus dans ceux du chanteur de la télévision.

Après plusieurs heures, les traces humaines se font de plus en plus rares. De temps en temps, le train dérange un de ces troupeaux des pays chauds composé de vaches maigres et gracieuses. Elles courent à nos côtés, presque aussi vite que nous. Une créature à cinq têtes, mi-humaine mi-plastique, nous accompagne un moment dans notre course. Sous la pluie battante, le paysage mouillé se couvre d’un voile brillant. Les êtres surgissent de l’opacité comme des fantômes, le contour de leurs corps est flouté par l’extrême humidité. Une drôle de tour en forme de vaisseau spatial émerge un instant, curieusement haute et nette par rapport aux habitations qui l’entourent.

Le temps est gluant, il colle au paysage et alourdit nos paupières. Sans qu’on s’en aperçoive, la nuit tombe soudainement, transforme le dehors jusqu’alors gris en un écran noir. Le spectacle extérieur a tiré le rideau. Seuls quelques cercles lumineux viennent ça et là troubler l’obscurité. Des moustiques affamés pénètrent aussitôt par les fenêtres entrouvertes : leur présence carnivore pourrait annoncer que notre destination est proche. Mais en fait non, nous sommes encore loin. Une heure plus tard, les halos deviennent plus nombreux et le train ralentit. La machine est encore en marche mais les passagers sont déjà en train de sauter dans la boue. La pluie a cessé comme par magie. Nous avons à peine posé un pied par terre que nous sommes accueillis par le bruits des klaxons et le grognement des moteurs des motos taxis qui forment une ronde autour de nous. Déstabilisés, nous décidons de marcher jusqu’au centre de San Jose de Chiquitos, non loin de la gare. Sur le chemin, des chiens errants tentent de nous intimider mais, abrutis par la chaleur, ils ne sont même pas capables de montrer les dents. Le sol en terre battue est parsemé de flaques traçant des rivières urbaines éphémères. Seule la lueur des postes de télévision éclaire la rue. A l’intérieur des petites baraques sombres, des visages aux yeux luisants sont agglutinés devant l’écran roi, pareils aux papillons attirés par l’éclat d’un lampadaire. Enfin, l’enseigne lumineuse jaune d’un hôtel dont le nom rappelle celui d’une femme au parfum d’Europe, se dessine dans la nuit. Un homme, assis sous le porche faiblement éclairé par la lumière de l’intérieur, se balance sur une chaise usée, une canette de bière à la main. Nous échangeons quelques mots ensemble et entrons dans la réception où une radio grésille. La chambre, petite, possède un lit démesurément haut.

A peine installés, nous nous hâtons dehors pour trouver quelque chose à nous mettre sous la dent. Nous marchons jusqu’à la place principale en évitant les rues où retentissent trop d’aboiements. La pénombre est remplacée par les lumières orangée et verte de la place. Orangée comme la façade en pierre de l’église jésuite, étrange vision nocturne, OVNI à la beauté tragique, réminiscence d’une histoire ignoble. Verte comme les trois petits restaurants éclairés par des néons. Une autre lumière, celle-ci froide et bleutée, émane de l’intérieur de l’église. Les fidèles prient au son de la voix du prêtre. Il est peut-être neuf ou onze heure du soir. Le voyage nous a fait perdre toute notion du temps. Complices de cette durée élastique, nous restons assis sur la place où résonne le chant sourd des chrétiens. Une soudaine prise de conscience nous pousse jusqu’aux chaises en plastique de l’un des trois restaurants. Tous servent la même cuisine : milanese de pollo ou pique macho.

Dos milanese, por favor.

Nous buvons plusieurs bières fraîches en regardant les fidèles quitter la messe. La place redevient vide. Au fur et à mesure de l’alcool englouti, la torpeur nous gagne. Nous sommes les derniers clients et aucun des serveurs ne nous chasse. La chaleur, la pluie, les moustiques, le vent et les bruits : tout semble s’être immobilisé. C’est à nous que revient le fardeau de tout réanimer. En bougeant, le pied de ma chaise racle bruyamment le sol en pierre de la terrasse. Ce râle, habituellement imperceptible à nos oreilles habituées au vacarme ambiant, vient réveiller le monde figé dans lequel nous étions plongés. Nous quittons le restaurant, effectuons le chemin en sens-inverse vers notre hôtel ; cette fois sans rencontrer aucune bête errante et poilue.

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One morning, we took the train. A very normal train: orange, with blue seats, a television at the end of the row showing on a loop images from the concert of an apparently famous singer with dyed hair.

Outside, the temperature has dropped and the rain is falling hard. As we are leaving the city, bodies are getting close to the rails to glimpse at the train which, despite departing daily, attracts a crowd of onlookers. Faces with smiles, showing signs of amusement and sometimes a bit of stupor. Some worried looks. Hands are raised to greet those who are sitting dry behind the window. Our journey is sometimes interrupted by the train stops. Women and men climb in, laden down with heavy parcels as soaked as themselves. We decide to spice this monotonous ride up by going to the dining car. The same images of this singer with raven hair are showing on the tv screen. A woman dressed with the company uniform serves us the same plate of food that she gives each day to each passenger: a chunk of brownish meat tough as old boots accompanied by some light grey rice. Another employee comes in and leans his elbows on the counter to have a chat. She replies automatically, her eyes lost in those of the television singer.

After several hours, human traces are becoming increasingly rare. From time to time, the train disturbs one of those hot countries’ herds made of skinny and graceful cows. They run next to us, nearly as fast as us. A creature with five heads, half-human half-plastic, escorts us a little while during our run. In the downpour, the wet landscape covers itself with a shiny veil. Beings emerge from the opacity like ghosts, the contour of their bodies is blurred by the extreme humidity. A strange tower in a shape of a spaceship appears for a moment, curiously high and clear in relation to the dwellings that surround it.

Time is viscous, it sticks to the landscape and make our eyelids heavy. Suddenly, without us realising it, the night has fallen and transforms the grey exterior into a black screen. The curtains have been drawn on the outside show. The obscurity is only troubled by a few luminous circles here and there. Right away, some hungry mosquitos enter our space by the windows left ajar. Their carnivorous presence could announce that our destination is close. But no, we are still far. An hour later, the halos become more frequent and the train slows down. The machine is still going but the passengers can’t wait any longer: they are jumping in the mud. The rain has stopped, as if by magic. We have just arrived and are already welcomed by the music of klaxons and the grunt of motors from the motorcycle taxis that go in circles around us. Unsettled, we decide to walk to the centre of San Jose de Chiquitos, not far from the station. On the way, stray dogs try to intimidate us but dazed by the heat, they aren’t able to show their teeth. The beaten earth floor is scattered with puddles that draw urban ephemeral rivers. Only the glow of the television screens lights the street. Inside the small dark houses are faces with glistening eyes clumped together in front of the screen-king, as if they were moths attracted by the glare of a street light. Finally, the illuminated yellow sign of a hotel, whose name resembles that of a European lady, materialises in the night. A man, sitting under the porch weakly lit by the inside light, is rocking on a worn out chair, a can of beer in his hand. We exchange a few words and go in the reception hall where a radio is crackling. The room is small but has an excessively high bed.

As soon as we get settled, we hurry out in order to find a bite to eat. We walk to the main square, avoiding the streets where too many barks are ringing out. Darkness is replaced by the square’s green and orange lights. Orange like the stone facade of the Jesuit church, a strange nocturnal vision, a UFO with tragic beauty reminiscent of a vile history. Green like the three little restaurants lit by neon lights. Another light, this one cold and bluish, emanates from inside the church. The believers are praying to the sound of the priest’s voice. It is perhaps nine or eleven o’clock. The trip has made us lose all sense of time. Accomplices of this elastic duration, we sit in the square where the muffled chant of the Christians resonates. A sudden awareness pushes us to one of the three restaurants’ plastic chairs. They all serve the same cuisine: milanese de pollo or pique macho.

Dos milanese, por favor.

We drink several fresh beers while looking at the people leaving the Mass. The square becomes empty again. As we gobble the alcohol up, torpor overwhelms us. We are the last customers and none of the waiters chase us away. The heat, the rain, the mosquitos, the wind and the noises: everything seems to be immobilised. It is our burden to reanimate it. By moving, my chair’s foot loudly scrapes the floor of the terrace. This rattle, usually imperceptible to our ears accustomed to the ambient din, wakes the frozen world in which we were immersed. We leave the restaurant, make the way back to our hotel; this time without meeting any wandering hairy beast.