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Chapitre V

Partie 1

Et la routine recommença. La semaine passa, chaque jour semblable au précédent. Lorsqu’on travaille sous terre, les heures n’ont plus d’importance. Le jour et la nuit se confondent dans une mélasse chronologique où l’individu disparaît peu à peu pour uniquement laisser place à l’employé.

Qu’il fut diurne ou nocturne, le sommeil de Gio fut constamment perturbé par d’étranges rêves durant cette période. Dans ces songes, les deux Ada ne faisaient plus qu’une en adoptant la forme d’une créature siamoise à la tête unique et au corps double. Cette vision épouvantable le hantait une fois éveillé et posté derrière le guichet. Sa concentration en faisait les frais. Quand un passager venait lui demander son chemin, il n’était pas rare que Gio se trompe d’itinéraire, qu’il ne confonde la station Porta Romana avec celle de la Porta Genova ou, pis encore, les lignes entre elles. Il n’était plus sûr des couleurs, était-ce la deux qui était jaune ? Ou bien la trois ? Aucun client ne vint se plaindre de lui à la direction mais beaucoup se perdirent dans les méandres du métro milanais, et quelques personnes manquèrent même leur rendez-vous ; perdant une opportunité professionnelle pour certains, sacrifiant le début d’une histoire d’amour pour d’autres. Gio était loin d’être conscient des difficultés que son étourderie engendrait. Ses collègues, particulièrement Angelo qui était si consciencieux, s’étaient étonnés de quelques omissions dans ses tâches administratives. Ce genre de comportement ne lui ressemblait pas. Seule Elisa était au courant de la situation, et prit le temps pendant cette semaine-là de compléter les compte-rendus de Gio pour éviter qu’il ne soit critiqué, quitte à être un peu expéditive avec des passagers. D’ordinaire loquace, elle tendait automatiquement un plan du métro avant même que la personne ne le lui ait demandé. Lorsque Alessandro vint la voir entre deux conceptions de panini comme à son habitude, s’accoudant au comptoir avec l’air faussement décontracté, il reçut une réponse aussi chaleureuse que l’Antarctique. Elisa passa le temps de sa visite les yeux rivés à l’écran de son ordinateur, tapotant une foule de codes incompréhensibles, farfouillant dans les papiers que Gio avait laissé intacts, sans les lever une seule fois vers ceux assoiffés de reconnaissance du jeune homme. « Comme tu le vois, je suis plutôt occupée », lui dit-elle sans vouloir le blesser, mais ses paroles firent l’effet d’un vent glacial à Alessandro. Il la salua en marmonnant et rebroussa chemin, la tête rentrée dans les épaules à la façon d’un vautour mal luné.

Le vendredi, Gio s’était arrangé pour échanger ses heures avec Angelo de façon à être de service pendant la soirée. Son collègue avait accepté volontiers car cela lui permettait de ne pas rater la session d’entraînement de son équipe de joueurs de fléchettes. Vers dix-neuf heures, Elisa fit son apparition avec un encombrant sac à provision en crochet rempli à craquer de pain, prosciutto, fromage à pâte dure et même quelques tomates romaines.

« – Je me suis dit qu’on allait poireauter un bon moment, donc autant casser la croûte !
– Les tomates ont l’air bien juteuses dis-donc ! dit Gio pour faire plaisir à son acolyte. »

Il fit l’effort de picorer un peu de pain, mastiquant longuement les aliments car son estomac était noué. Ils restèrent ainsi pendant un moment à grignoter en silence, Gio s’arrêtant de temps en temps pour renseigner des passagers et vendre des tickets. La station était assez calme, on aurait pu entendre le cliquetis de l’horloge si celle-ci n’avait pas été numérique. Il faisait extrêmement chaud dehors, et l’air manquait à l’intérieur. Elisa agitait frénétiquement son éventail au style hispanisant, aussi rouge que ses chaussures et ses joues. L’atmosphère était étouffante. Une mouche grasse ne cessait de se cogner à la vitre du guichet, produisant un vrombissement agaçant. Les yeux de Gio alternaient à toute vitesse entre le mouvement de l’éventail et la mouche. A force de serrer fort la mâchoire, il avait développé un mal de tête lancinant qui ne l’avait pas quitté de la semaine. Le temps semblait passer au ralenti comme si un dieu malveillant avait décidé de lui donner les attributs d’une tortue. Malgré l’ennui, Gio redoutait beaucoup le moment où il devrait descendre le volet de fer. Ada ne s’était toujours pas montrée.