with No Comments

IV

Partie 1

« T’en fais une tête ! » s’exclama Elisa quand elle vit arriver Gio. Il avait, c’est vrai, le visage pâle, les yeux cernés à cause de la fatigue mais surtout de l’inquiétude. De retour chez lui, il s’était écroulé sur son vieux canapé en cuir miteux. Il avait oublié de fermer les volets avant de partir et la pluie avait pénétré dans l’appartement. Les restes de ciabatta qui trainaient sur la table de la cuisine étaient aussi détrempés qu’une éponge mal essorée. Les yeux de Gio fixaient le désordre humide. Il était difficile de savoir s’ils regardaient vraiment ou étaient simplement perdus dans le vague. Ils se levèrent ensuite vers le four que Gio n’utilisait quasiment jamais, mis à part quelques fois pour réchauffer des moelleux au chocolat. L’horloge de l’appareil indiquait une heure encore matinale. Il avait le temps avant de retourner à son poste cet après-midi.

Gio n’avait pas pu se recoucher et avait passé la journée à réfléchir en buvant tasses après tasses de café noir. Quand il s’était enfin décidé à se déshabiller pour se laver, il jeta un regard désespéré au tas de vêtements qui jonchait le carrelage gris anthracite de la salle de bain. Le t-shirt de couleur claire était parsemé de tâches brunâtres. Le bas de son pantalon était déchiré. La vision de cet amas de tissus sales et encore humides lui donna le vertige. Chaque détail de la nuit qu’il venait de passer et tenté d’oublier lui revint en mémoire. Quand Elisa s’étonna de son état, la honte l’envahit une seconde fois. Il tenta d’ignorer sa réaction en lançant le « bonjour » le plus enjoué dont il fut capable. Ce qui en soit équivalait à un « bonjour » normal de la bouche de la plupart des individus. Elisa n’entendit pas ce salut timide. Elle avait bien remarqué que quelque chose ne tournait pas rond mais n’osait pas questionner Gio. Ils se connaissaient depuis une demi-douzaine d’années, se voyaient toutes les semaines mais ne s’étaient jamais fréquentés au-delà des escaliers de la bouche de métro. Elisa racontait toute sa vie à Gio ; sa vie en maximum cinq à dix minutes car leurs horaires ne coïncidaient jamais et ils ne faisaient que se succéder l’un à l’autre.

Elle gardait un souvenir agréable de son premier jour à la station Garibaldi. C’était une matinée d’octobre pluvieuse mais encore chaude. Elle était arrivée plusieurs minutes en retard à cause d’un problème sur la ligne deux entre Caiazzo et Centrale. Elle avait débarqué devant le guichet, les cheveux ébouriffés, la sueur perlait à son front. Elle craignait qu’on ne la congédia avant même d’avoir commencé. Gio la regarda plantée là, de l’autre côté de la vitre. Il crut qu’elle était une passagère et les premières paroles qu’ils échangèrent furent banales :

« – En quoi puis-je vous aider ?

– Je suis la nouvelle… Je suis vraiment désolée pour le retard !

– Je vois.

– La ligne deux est extrêmement lente à cause d’un incident technique.

– Je sais ».

Elisa le regarda avec l’air perplexe. Elle devina rapidement que la conversation n’était pas son fort et décida de prendre les devants : « Je devrais peut-être passer de l’autre côté ? »

Elle s’était glissée dans le local par la porte entr’ouverte, en lançant un « au fait, moi, c’est Elisa ! ». Gio lui avait mollement serré la main en oubliant de se présenter. Elisa ne lui en avait pas tenu rigueur car elle ne tenait jamais rigueur à personne. Et puis, après tout, il ne lui avait pas reproché d’être arrivée en retard. Le tour des locaux suivi de l’enseignement de l’utilisation de l’ordinateur prirent beaucoup de temps. Gio lui montrait méthodiquement toutes les tâches qui composaient son emploi. Il ne laissa échapper aucun détail et ils furent souvent interrompus par divers coups de fil et ceux des doigts des usagers sur la vitre. Il était sans doute l’homme le plus patient qu’elle ait jamais rencontré. Il ne parlait pas beaucoup, encore moins de lui et Elisa ne connaissait que de rares détails sur son existence, des détails qu’elle avait dû lui arracher de la bouche. Il vivait seul, ses deux tantes lui téléphonaient chaque dimanche, il adorait le chocolat. Gio, en revanche, connaissait par coeur les aventures amoureuses d’Elisa, le nom de son chat, la disposition de son salon. Il savait qu’elle était heureuse lorsque les beaux jours arrivaient car elle pouvait alors enfin désenfiler ses collants et porter ses jupes avec, comme elle disait, les gambettes à l’air. Il connaissait sa passion pour la nourriture, la chasse et les romans policiers un peu gores. Leur goût pour les sucreries était probablement leur seul point commun mais ils s’aimaient bien. Enfin, à vrai dire, Elisa fatiguait Gio à coup de logorrhées et le silence de Gio frustrait Elisa. Et ce toutes les semaines, de cinq à dix minutes seulement.