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III

Partie 2

Aucun gardien ne vint pointer le faisceau d’une lampe de poche dans ses yeux. Gio ne pouvait pas croire à la facilité avec laquelle il avait violé ce territoire interdit. Peu à peu, à mesure qu’il s’enfonçait dans le cimetière, la lumière des lampadaires de l’avenue se faisait de plus en plus faible. Un noir d’encre l’enveloppa. Il sut qu’il était arrivé dans la galerie des soldats disparus lorsqu’il ne sentit plus la terre humide sous ses pieds mais un sol dallé. Il marcha avec ses mains tendues devant son torse, craignant de se cogner le nez à un mur. La pluie l’accueillit une fois sorti de la galerie. Au loin, il entendit les sirènes d’une ambulance, suivies de l’aboiement d’un chien qui paraissait plus proche. Un frisson lui parcourut l’échine. La rumeur de la ville le ramena brièvement à la raison, lui rappelant la situation inextricable dans laquelle il s’était fourré. Mais cet éclair de clairvoyance ne dura pas longtemps. De la galerie, il prit naturellement à gauche, retraçant dans son esprit l’itinéraire qu’il avait emprunté plus tôt dans la journée. Ses yeux s’habituaient progressivement à l’obscurité et il fut bientôt en mesure de discerner la cime des arbres et le contour de certains monuments funéraires.

Il connaissait bien les lieux. Après tout, peu de jours passaient sans qu’il ne s’y promena. Il pensa aux fins d’après-midis d’hiver où il s’était attardé au cimetière, « il n’y faisait pas beaucoup plus clair » prononça-t-il à haute voix en tentant de se rassurer comme il le pouvait. Car, à vrai dire, il ne reconnaissait pas le chemin sur lequel il avançait. Les tombes se succédaient, lugubres, semblables à des corps de marbre couchés. Le bruit des gouttes de pluie sur les feuilles masquait celui de ses pas, comme s’il ne faisait lui-même plus parti du monde des vivants et qu’il lévitait au-dessus du sol tel un fantôme errant. Il se maudissait d’être parti de chez lui aussi promptement. Il aurait pu au moins penser à apporter une lampe de poche ! Cela lui aurait permis de se repérer… A moins qu’on l’ait alors remarqué ? Ses idées s’entrechoquaient. Il s’injuriait, criait presque puis se confondait en excuses. Il continua à marcher, prenant à droite, puis à gauche, retournant sur ses pas, croyant avoir enfin atteint la tombe d’Ada pour se rendre compte qu’il n’en était rien. Il était trempé jusqu’aux os, avait perdu la notion du temps. La pensée que le cimetière était peut-être sous vidéosurveillance lui traversa l’esprit, rendant la tâche d’autant plus pénible. Il se mit à épier chaque tronc d’arbre à la recherche de ces appareils louches qui pullulent dans les stations de métro. La méfiance qui s’était emparée de lui se mua bientôt en une peur incontrôlable. Les pierres tombales devinrent elles-aussi suspectes. Aucun ornement n’échappait à sa vision de lynx. N’était-ce pas le méchant oeil d’une caméra qu’il apercevait dans le « O » de ce nom de famille gravé ? La tête commença à lui tourner. Il fut prit d’un sentiment d’horreur devant sa propre folie. Il se vit arpentant le cimetière dans la nuit noire comme un fou, parlant seul, jetant des regards fuyants et inquiets à chaque chose qui l’entourait. Des larmes lui inondèrent le visage, le liquide salé se mêlait à l’eau claire de la pluie. Il n’avait pas trouvé Ada. Il ne la retrouverait jamais. Elle était perdue pour l’éternité, disparue dans les flammes. Il s’imagina sa mort qui avait dû être terrible. Brûlée vive, asphyxiée. Sa cheville gauche lui faisait affreusement mal. Cette marche effrénée avait aggravé la douleur initialement provoquée par sa chute. Il s’assit par terre en plein milieu du chemin, et tout son corps s’affaissa d’un coup. Ses vêtements mouillés lui collaient à la peau. Il grelotait bien qu’il ne fasse pas moins de vingt degrés. Un moment passa ainsi. Gio ne savait s’il dormait ou non. Enfin, doucement, les oiseaux se réveillèrent. Ce fut d’abord un léger gazouillis par-ci, un gazouillis par-là puis de nombreux chants très gais qui tintinnabulèrent dans le cimetière. Le ciel perdit peu à peu de sa noirceur, s’habilla d’une belle teinte bleutée puis s’enflamma. Il devait être tout juste six heures du matin. La pluie avait cessé de tomber, Gio ne se rappelait plus quand exactement. Il se releva pour chercher un endroit plus isolé où il pourrait terminer sa nuit. Il s’adossa contre la pierre tombale noircie par le temps d’un couple de vieux. Leurs têtes sculptées jaillissaient du granit, et Gio ferma ses paupières après s’être assuré que leurs visages de pierre lui esquissaient un sourire bienveillant.

A huit heures du matin, les portes du cimetière ouvrirent enfin. Gio se glissa par la sortie pendant que le gardien était occupé à déguster un expresso fumant tout en feuilletant Il Corriere.