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III

Partie 1

Deux heures et dix-sept minutes. Le rouge, cruel, de ces trois chiffres désespéra Gio. Il rabattit le drap jusqu’au haut de son front, de sorte que seule la touffe de ses cheveux bruns dépassait. A minuit et demi, une fois la grille de la station descendue, il était rentré chez lui à pied et s’était couché sans dîner après une douche froide. Malgré la nuit tombée, la chaleur était encore suffocante et les relents d’air qui émanaient de la fenêtre ouverte faisaient l’effet d’un souffle étrangement humain. Depuis qu’il était allongé, un moustique invisible mais bruyant avait participé à le tenir éveillé à coup de « bzzz » suraigus. A chaque fois que l’insecte se rapprochait dangereusement de son oreille, Gio agrippait les draps alors à ses pieds pour recouvrir son corps tout entier. Il étouffait sous cette protection qui d’ailleurs ne l’empêchait pas d’entendre ses voisins dont les voix et le cliquetis des fourchettes résonnaient entre les murs de la cour de l’immeuble. Mais plus que le ventre vide, la température, le bruit des gens d’en face et la présence de ce diptère importun, c’était le souvenir de cette jeune femme qui le hantait.

A trois heures et quarante et une minutes, alors qu’il était en nage et somnolent, l’image de cette inconnue se superposa à celle d’Ada, la défunte de l’incendie de 1916. Ce fut comme une évidence, une évidence qui lui donna des frissons de satisfaction mais aussi de terreur. Il se répéta pendant plusieurs minutes que c’était impossible, que ce qu’il avait toujours craint et prédit durant de longues années était arrivé : « Ca y est, j’ai perdu la tête ! ». Ce qu’il fit ensuite releva en effet du délire, voire de l’inconscience. Il chercha à tâtons l’interrupteur de sa lampe de chevet, bondit hors du lit et enfila le premier pantalon qui lui tomba sous la main. Une fois habillé, il s’immobilisa quelques secondes devant la fenêtre ouverte, le t-shirt à moitié dans le pantalon. Dans la cour, les petits orangers se secouaient, leurs cimes s’embrassaient. Le vent s’était levé et l’air électrique laissait présager un orage. Gio resta planté là, calme tout d’un coup. La pâle lueur de la lune faisait briller ses pupilles et le bout de son nez. Il semblait réfléchir, peut-être pesait-il le pour et le contre. Le claquement de porte que les voisins entendirent cette nuit-là (surtout Mme Grimaldi dont le sommeil était si léger !) suggéra que le pour l’avait emporté.

A quatre heures et vingt-deux minutes, Gio se retrouva la tête penchée en arrière à jauger la hauteur d’une grille dont les pointes acérées semblaient annoncer de futurs gémissements de douleur. De lourdes gouttes de pluie le persuadèrent de débuter l’ascension rapidement avant que le métal ne fut devenu trop glissant pour être appréhendé. L’exercice fut fastidieux, la progression extrêmement lente. Gio n’était pas à l’aise. Ses longues balades urbaines journalières constituaient l’unique activité un tant soit peu sportive qu’il pratiquait. Il ne faisait pas plus d’un mètre soixante-dix, avait pour ainsi dire la peau sur les os. Sa tablette de chocolat avait fondu avant même d’avoir existé et ses biceps, triceps et autres muscles aux noms insoupçonnés se contentaient du minimum syndical. Il n’en avait jamais été autrement. Gio ne se préoccupait pas vraiment de son apparence. Parfois en se rasant, il désespérait un peu devant le reflet de ce visage émacié que lui renvoyait le miroir. Une fois ses joues débarrassées des poils et de la mousse blanchâtre, la glace était trop embuée pour s’y distinguer. Jamais il ne passait sa main pour enlever la vapeur. Sa mère, ses tantes et quelques unes de celles qu’il avait fréquentées avaient parlé de ses beaux yeux olive ; ça lui suffisait, les beaux yeux olive.

Ses jambes lui furent d’une aide précieuse. A chaque fois que sa motivation faiblissait, que ses bras fatiguaient, elles le poussaient encore et encore, jusqu’à ce qu’elles fussent si contractées que Gio pouvaient à peine les bouger. Parvenu au sommet, il dut lancer son corps en avant dans un dernier effort pour éviter de se piquer. Il retomba sur ses pattes, comme un grand chat maladroit, avec tous ses sens aux aguets. Il s’attendait à entendre une alarme lui déchirer les tympans d’une minute à l’autre. Quelques secondes passèrent ainsi. Le seul bruit était celui de son cœur qui battait dans ses oreilles. Il avait très chaud et son front était brûlant. Soudain, une douleur vive vint lanciner son pied gauche, et ce fut clopin-clopant qu’il s’éloigna de cette maudite grille.