with No Comments

Chapitre I

Partie 2

Gio disposait d’environ une demi-heure avant de retourner à son poste à la station Garibaldi. Il en profita pour franchir la grille, sentit les graviers crisser sous ses semelles en cuir usées. Le gardien lui fit un signe de tête discret et entendu. Les deux hommes ne s’étaient jamais adressés la parole malgré les excursions quasi quotidiennes de l’un. Gio trouvait de la douceur à cet homme silencieux qui semblait lire ses pensées. Passer la loge du gardien, on avait le choix entre s’aventurer en haut d’escaliers monumentaux ou continuer son chemin sous des portiques situés à gauche et à droite d’une construction massive en marbre blanc, striée de lignes noires et décorée d’une fresque dorée. Gio avait l’habitude de prendre le chemin de gauche. Il aimait la première galerie qu’il y trouvait : fraîche, peuplée de vétérans jeunes et pourtant aujourd’hui centenaires. Leurs regards rencontraient fièrement l’œil mécanique de l’objectif. Des fleurs, beaucoup de fleurs. En plastique, en papier et puis aussi des vrais. Certaines têtes étaient partiellement couvertes par des pétales envahissants. Les couleurs vives, parfois criardes, contrastaient avec le noir et blanc des photographies. Certains bouquets devaient être là depuis longtemps et leurs couleurs avaient passé avec les mois, voire les années.

Après la pénombre de la galerie, la lumière du dehors faisait plisser les yeux. Gio sortit de là avec comme toujours la gorge un peu nouée. Le cimetière « Monumentale » portait bien son nom. Les tombes se succédaient, certaines ornées de sculptures, d’autres de médaillons. Cet après-midi là, Gio passa devant un piano de pierre dans lequel devait reposer l’homme qui figurait sur cette photographie pâlie par le temps. Habillé d’un costard, accoudé sur une console en bois massif, un verre à pied à la main, il avait dû être un musicien talentueux, peut-être un joueur de classique au goût prononcé pour le jazz. Les années d’exposition aux quatre éléments avaient effacé son visage mais Gio pouvait discerner ses yeux qui regardaient ailleurs. Gio s’immobilisa dans la contemplation de cette figure blanche, le cœur lourd. Dans ses poches, ses doigts pianotaient le début d’Au Cœur de la Lune, seul morceau qu’il eut jamais été capable de jouer. Maintes instruments avaient défilé entre ses longues mains. En vain, car son enthousiasme périssait vite. La guitare, la timbale et le xylophone s’entassaient dans la chambre d’ami, à peine identifiables sous les couches de poussière. Gio aimait la musique et souffrait du bruit incessant de la ville. Le cimetière avait l’avantage d’être aussi silencieux que les pierres qui l’habitaient. Gio pouvait y voguer en fredonnant, sans que personne ne vienne jamais l’interrompre. Les quelques touristes présents étaient trop occupés à immortaliser les monuments aux morts déjà immortels.

Le temps passait et Gio hâta le pas pour rendre visite à Ada. C’était le prénom d’une jeune fille aux cheveux sombres, longs et ondulés. Elle était morte il y a presque cent ans sous les bombes austro-hongroises dans le quartier de la Bovisa. Elle aussi contemplait le lointain et ses lèvres esquissaient un sourire timide, à peine visible. Elle avait l’air doux et rêveur. Gio l’imaginait tragédienne, arpentant la scène dans une robe immaculée aux grandes manches comme des montgolfières. Il savait que c’était sans doute faux, car après tout elle était morte à dix-huit ans, et n’aurait jamais eu le temps de briller sur les planches. Cela le fâchait un peu. Il ruminait des évènements qu’il n’avait pas vécus car il était né cinquante ans après qu’elle ait périe dans les flammes. Il passait toujours lui rendre des hommages, comme s’ils étaient en famille. Il savait cette attention pour une morte très cocasse, mais ce désir de voir ce visage au nez aquilin demeurait impossible à ignorer. Gio se complaisait dans une mélancolie rêveuse, loin de son quotidien à quelques mètres sous la terre. Il aurait voulu naître à une autre époque ou bien dans une toute autre civilisation. Au lieu de ça, il passait sa vie derrière un comptoir. C’était d’ailleurs déjà l’heure d’aller y retrouver sa place.